La présence de Marine Le Pen au second tour de l’élection présidentielle de 2017 est annoncée depuis longtemps, au plus tard depuis le succès du Front National aux élections régionales de décembre 2015 où ce parti d’extrême-droite avait obtenu 6.820.477 voix, soit 27,10 % des suffrages au second tour. C’est peut-être le moment de surprise qui aura permis la constitution plus ou moins spontanée d’un « front républicain » lorsque, contre toute attente, le fondateur du Front National, Jean-Marie Le Pen, accédait au second tour de l’élection présidentielle de 2002 avec à peine 16,86 % des suffrages, devançant le candidat social-démocrate Lionel Jospin (16,18 %) de 194.600 voix seulement.
Un cas de figure analogue semble se produire ces jours-ci. Or, la situation a changé. Si en 2002, Jean-Marie Le Pen n’avait pas pu significativement améliorer son score face à Jacques Chirac – 17,79 % contre 82,21 % (!) des suffrages exprimés au second tour –, sa fille Marine Le Pen (1er tour : 21,30 % soit 7.678.491 voix) fera certainement mieux face au favori Emmanuel Macron (1er tour : 24,01 % ou 8.656.346 voix). Car, d’une part, il n’y aura pas de « moment républicain » cette fois-ci, le dernier en date ayant eu lieu les 10 et 11 janvier 2015, où quelque 4 millions de personnes avaient défilé en France après les attentats contre Charlie-Hebdo et le supermarché casher : on se souviendra des critiques acerbes et des diatribes fielleuses qui ont suivi cette vague (quasi mondiale) de solidarité. – Si, d’autre part, les partis dits de gouvernement ont appelé à voter Macron pour « faire barrage au Front National », Jean-Luc Mélenchon (« La France Insoumise », 1er tour : 19,58 % soit 7.059.951 voix) n’a pas donné de consigne de vote. Par ailleurs, Nicolas Dupont-Aignan (« Debout la France », 1er tour : 4,70 % soit 1.695.000 voix) vient de rallier Marine Le Pen qui, de son côté, s’est « mise en congé » du Front National et semble insister un peu moins sur la fameuse « sortie de l’euro » (et donc de l’Europe), qui effraye un certain nombre de ses électeurs potentiels.
Emmanuel Macron vient, quant à lui, de commettre une erreur stratégique en refusant le principe d’une coalition gouvernementale avec les partis de la droite et de la gauche parlementaires. Du coup, aucun des deux prétendants ne semble pouvoir constituer une majorité à l’Assemblée Nationale les 11 et 18 juin 2017. En effet, le mode de scrutin étant ce qu’il est, il y a fort à parier que le droite libérale fera un carton plein aux législatives : si tant est qu’il respecte la Constitution, le président de la République prédit par les sondages devra alors nommer un Premier ministre issu de la majorité fraîchement élue, inaugurant ainsi une nouvelle période de « cohabitation ».
Mais si, contre toute attente, Marine Le Pen accède à la présidence de la République, elle peut également essayer de changer le mode de scrutin en introduisant une dose suffisante de proportionnelle pour faire le plein de députés à l’Assemblée Nationale. Il y a ici un risque dont l’électorat français n’a peut-être pas pris la mesure : lorsqu’on laisse entrer un loup de cette espèce dans la bergerie démocratique, tout peut arriver. En un rien de temps, le système est verrouillé, les différents organes de l’État sont « mis au pas » et la démocratie française a vécu. – De leur côté, les mouvements à prétention révolutionnaire se plaisent à y voir une chance de mobiliser les foules et de renverser l’ordre établi. Le problème est que personne ne semble avoir tiré les leçons de l’Histoire car, d’une part, il est bien plus difficile de renverser un ordre autoritaire qui, de plus, vient de se mettre en place et, de l’autre, il est impossible de changer par la magie de l’instant les petits-bourgeois indifférents, qui sous nos latitudes constituent la majorité dite « silencieuse », en révolutionnaires au grand cœur. De ce côté-là, on utilisera donc également la force et l’histoire contemporaine nous livre un certain nombre d’exemples édifiants en matière d’« éducation du peuple ».
En effet, si l’on peut adhérer à certaines idées généreuses habilement propagées par Jean-Luc Mélenchon, leur mise en œuvre pose un certain nombre de questions qui restent nécessairement sans réponse car à l’heure actuelle, les problèmes importants ne peuvent être résolus qu’à l’échelle mondiale, où le leader de la « France Insoumise » n’a qu’un pouvoir extrêmement limité : dérèglement climatique, destruction des espèces et des espaces naturels, désertification de la planète, inégalité des termes de l’échange, délocalisations et bas salaires, « monnaies de singe », spéculations de la finance internationale et paradis fiscaux, pour ne citer que quelques-unes des horreurs vécues au quotidien par l’immense majorité de l’humanité. Et, à l’échelle continentale, le plus urgent serait de créer enfin une Europe sociale : vu l’actuelle constellation des pouvoirs, cela passera nécessairement par une longue série de négociations que la jeunesse, qui aujourd’hui sillonne les routes et les villes européennes, aura peut-être envie de mener pour préserver sa mobilité et sa belle « auberge espagnole », et non par les fanfaronnades de vieux animaux politiques usant de figures rhétoriques pour masquer leur impuissance réelle.
Mais revenons un instant à notre belle France. Dans un monde où le « Brexit », l’élection de Donald Trump et le coup de force de Recep Tayyip Erdoğan, basés sur les fausses promesses et la désinformation massive, passent comme une lettre à la poste, la présence de Marine Le Pen au second tour de l’élection présidentielle de 2017 est extrêmement inquiétante. Or, ce qui l'est davantage, c’est l’aspect de « normalité » de cette « montée de l’extrême-droite » au pays du vin et du fromage dû à l’absence de réaction forte de ces « Français » qui se font interpeller à longueur d’antenne par les politiciens professionnels en période électorale. Au fond d’eux-mêmes, la plupart d’entre eux sont sûrement consternés, mais ils n’en laissent (plus) rien paraître. Pourquoi ? A-t-on réussi une fois de plus à les diviser ? Puisque les uns se complaisent dans l’« insoumission », les autres sont-ils devenus « dociles » ou restent-ils simplement figés dans leur indifférence habituelle ? Dans la « société de communication », est-on parvenu à réduire une nouvelle fois la majorité au silence en la privant de son « moment républicain » ?