mardi 1 mai 2012

Günter Grass : "Ce qu’il faut dire" (2012)

Préambule (Note du traducteur)


Je voudrais proposer, dans le cadre de ce blog, ma traduction du "poème" de l'écrivain allemand Günter Grass, qui lorsqu'il fut publié par la Süddeutsche Zeitung le 4 avril 2012 avait soulevé un tollé dans l'opinion publique allemande (et bien au-delà) : en effet, on avait vite fait de rappeler l'appartenance de Grass à la Waffen-SS (volontaire comme sous-marinier à 17 ans, il a été refusé par ce corps d'armée et affecté - de l'automne 1944 au printemps 1945 - à la Waffen-SS, pour laquelle il ne s'était donc pas porté candidat) : le prix Nobel de littérature (1999) n'a rendu public cet épisode que très tardivement (en 2006 dans son autobiographie Beim Häuten der Zwiebel). Or, dans la RFA de l'après-guerre, Grass tenait le rôle de l'intellectuel engagé (très lié à Willy Brandt pour qui il écrivait certains discours), résolument anti-fasciste, ce qui lui valait à l'occasion le surnom de "Moralapostel" (apôtre moralisateur). - Dans ce "poème" (auquel le chanteur et poète Wolf Biermann, très attaché à Israël, dénie cette qualité en invoquant un "péché littéraire capital"), Grass s'élève contre le fait que l'Allemagne livre à Israël un sous-marin capable de lancer des missiles nucléaires. Comme il le dit lui-même, cet écrit et son auteur risquent d'être taxés d'antisémites, ce qui ne correspond nullement à la vérité, mais une telle accusation aura tout de même été formulée. D'autre part, certains participants à l'intense débat public ont fait de l'auteur du Tambour un défenseur de l'Iran d'Ahmadinejad et par voie de conséquence un ennemi d'Israël. - Il convient alors de préciser que je ne suis qu'un traducteur dans cette histoire : ayant retrouvé ce petit travail dans mes papiers, je l'ai revu et, sans être entièrement satisfait, j'ai eu envie, malgré tout, de le partager ici et - pourquoi pas ? - le soumettre à discussion (sans haine et sans crainte). - Voici donc le texte :



CE QU'IL FAUT DIRE


C’est le prétendu droit à la première frappe, qui pourrait supprimer le peuple iranien, opprimé par un fort en gueule et conduit aux réjouissances programmées, parce que, dans son domaine d’influence, on suppose la construction d’une bombe atomique.


Mais pourquoi faut-il que je m’interdise de nommer cet autre pays où depuis des années – bien que secrètement - un potentiel nucléaire croissant est disponible, mais hors de contrôle, puisque aucune inspection n’y accède jamais ?


Le silence général sur cet état de fait, auquel mon silence s’est rangé, je le ressens comme un mensonge accablant et une contrainte qui promet une punition dès lors qu’elle est ignorée ; le verdict d’«antisémitisme» est courant.


Or, à présent, parce que mon pays, que des crimes très singuliers sans comparaison rattrapent sans cesse et soumettent à la question, doit encore livrer, par pur mercantilisme même si une bouche expéditive parle de réparations, un nouveau sous-marin à Israël, dont la spécialité est de diriger des têtes explosives, capables de tout annihiler, sur une cible où l’existence d’une seule bombe atomique n’est même pas prouvée, mais dont la simple peur tient lieu de preuve, je dis ce qu’il faut dire.


Mais pourquoi ai-je gardé le silence jusqu’alors ? Parce que je pensais que mon origine maculée d’une faute indélébile interdisait d’accabler de ce fait, de cette vérité proclamée, le pays d’Israël auquel je suis et veux rester attaché.


Pourquoi ne dis-je qu’aujourd’hui, vieilli, avec ma dernière encre : que la puissance nucléaire d’Israël menace une paix mondiale déjà fissurée ? Parce qu’il faut dire ce qui, demain, serait dit trop tard, et parce que nous – Allemands, bien assez condamnables – pourrions devenir les fournisseurs d’un crime prévisible : voilà pourquoi notre implication coupable ne saurait être annulée par quelque excuse habituelle.


Et, je l’avoue : je ne me tais plus parce que je suis las de toute cette hypocrisie occidentale ; d’ailleurs, il faut espérer que beaucoup d’autres s’affranchiront du silence pour exiger des responsables de ce danger manifeste le renoncement à la violence et pour insister également sur le contrôle libre et permanent du potentiel atomique israélien et des installations nucléaires iraniennes qui soit l’œuvre d’une autorité internationale agréée par les gouvernements des deux pays.


Il n’y a que ce moyen-là pour aider Israéliens et Palestiniens et, au-delà, tous les êtres humains qui, dans cette région occupée par le délire, vivent confinés dans l’inimitié, et pour en fin de compte nous aider nous-mêmes.


 

Günter Grass, Was gesagt werden muss (4 avril 2012) > Texte allemand


  Traduction française : SK

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Commentaires


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J'avoue n'avoir jamais compris le scandale qu'a provoqué ce poème ...


Là où il pousse un peu c'est sur l'incertitude de la montée ou non en puissance du nucléaire iranien. Jeu d'échec diplomatique à la persane ou non, les centrifugeuses tournaient déjà à plein lorsqu'il a écrit son poême. Quant à Israël, depuis Vanunu le "secret" nucléaire israélien est complètement éventé. Le jour où la dénucléarisation de l'Iran sera effective, Israël aura tout intérêt à ouvrir ses centrales aux inspections. En attendant, les menaces de bombardement des installations iraniennes relèvent de la politique interne et du moyen de pression sur les USA pour mettre ne place des embargos dur l'Iran, ce qui a parfaitement réussi et obligé Rouhani à entamer le processus d'arrêt de l'enrichissement. Je n'ai jamais cru une seconde à des possibilités de vitrification de l'Iran, sauf en cas d'attaque sur Israël de sa part. La dissuasion nucléaire a encore de beaux jours devant elle et le Günter Grass du Tambour et de 08-15 reste quelqu'un de bien, malgré quelques naïvetés ... Merci pour ta traduction, supérieure à ce que j'avais lu à l'époque. Écrit par : Marc | 01 février 2014

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Salut Marc ! Merci pour ton appréciation. J'avais traduit le texte à l'époque parce que je trouvais que la traduction de Manonni parue dans le Monde ne lui rendait pas justice : trop de circonlocutions, pas assez d'équivalents et de recherche. Mais le texte est difficile et il ne fallait surtout pas faire de contre-sens, étant donnée la polémique, je suppose également que Manonni a dû travailler dans l'urgence, ce qui n'était pas mon cas. Écrit par : sk | 01 février 2014

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Bonjour. Intéressant. J’avais lu ce poème à l’époque et n’avait pas compris non plus le tollé général qu’il avait soulevé. Gunter Grass critique la politique israélienne en matière d’armes nucléaire et l’attitude de son pays vis à vis d’Israël (les Allemands n’ont-ils pas fait suffisamment de mal comme cela ?) Quant à l’accusation d’antisémitisme elle est récurrente et ne veut donc plus rien dire (hélas). Je me suis souvenu qu’Uri Avnery avait écrit un article au sujet du poème et de son auteur. Je l’ai retrouvé et le met en ligne car il est intéressant également : « Günter le Terrible » france-palestine.org/Gunter-le-Terrible Je relève cette phrase : « Pour moi, cette forme extrême de pro-sémitisme n’est qu’un antisémitisme masqué. L’un et l’autre ont en commun une croyance de base : que les Juifs – et donc Israël – représentent une réalité à part, qu’on ne saurait apprécier selon les normes appliquées à n’importe qui d’autre. » Écrit par : Annick | 02 février 2014

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Salut Annick et merci pour le lien sur l'article d'Avnery écrit dans le feu de la polémique, ça se lit d'une traite ! Écrit par : sk | 02 février 2014

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Oh ! Merci Sk pour cette belle et intelligente traduction du poème-cri de Günter Grass ! Écrit par : plumeplume | 02 février 2014

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Bonjour Plume !


Écrit par : sk

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Je crois ne jamais écrit autre chose que ce qu'écrit le p'tit père Avnery (en nettement mieux) :


""J’ai déjà affirmé à maintes reprises que tous les propos israé­liens et amé­ri­cains sur une attaque israé­lienne de l’Iran font partie de la guerre psy­cho­lo­gique menée par les États-​​Unis pour obliger les diri­geants ira­niens à renoncer à leurs ambi­tions nucléaires (sup­posées). Il est tota­lement impos­sible à Israël d’attaquer l’Iran sans obtenir au préa­lable l’accord formel des Amé­ri­cains, et il est tota­lement impos­sible pour l’Amérique d’attaquer – ou de laisser Israël attaquer – en raison des consé­quences catas­tro­phiques – un effon­drement de l’économie mon­diale ainsi qu’une guerre longue et coûteuse."" Il poursuit en disant : ""À ce propos, ce n’est pas le propre choix des gou­ver­ne­ments israé­liens de pra­tiquer une poli­tique de non-​​transparence nucléaire. S’ils le pou­vaient, nos diri­geants cla­me­raient notre puis­sance nucléaire sur les toits. Ce sont les États-​​Unis qui insistent sur son opacité, pour ne pas être obligés de s’en mêler."" Et il conclut par : ""Quant à la pro­po­sition concrète de Grass de sou­mettre à la fois les ins­tal­la­tions nucléaires israé­liennes et ira­niennes à un contrôle inter­na­tional – je pense que cela mérite d’être sérieu­sement pris en consi­dé­ration. Si nos deux pays gelaient le statu quo nucléaire, cela pourrait bien ne pas être du tout une mau­vaise idée."", ce qui me rappelle les mots d'ordre anti-pacifistes de l'entre-deux guerres "que les autres désarment les premiers !!" Écrit par Marc | 02 février 2014 | ____________________________

Ce qui m'a également interpelé dans le texte d'Avnery, c'est ce mot allemand de "Sonderbehandlung", traduit par traitement spécial, littéralement "traitement à part", qui a été utilisé par les bourreaux pour désigner les actes d'assassinat en masse dans les camps, mais qui a également un sens positif : faire bénéficier quelqu'un de certains avantages que les autres, soumis au "traitement habituel", n'obtiendront pas, autrement dit un "traitement de faveur". Je renvoie au contexte de l'article via le lien donné par Annick pour comprendre cette dialectique philosémitisme/antisémitisme et son caractère pesant aux yeux de l'auteur.


Quant au texte de Grass, oui, il est critiquable par endroits et ce n'est sûrement pas un monument littéraire (ce qui le rend d'ailleurs difficile à traduire), mais ceux qui l'attaquent en Allemagne passent volontiers sous silence que ce qui choque l'auteur, c'est d'abord le "trafic" d'armes (qui plus est : à capacité nucléaire) pratiqué par un pays qui n'en rate pas une pour afficher son "pacifisme". S'il y a des germanophones, je leur conseille de suivre les liens sur le texte original et sur la réponse de Biermann (sous "péché littéraire capital") : consultez les centaines de commentaires très instructifs pour étudier l'obscurantisme des esprits outre-Rhin qui n'a rien à envier au globi-boulga cérébral des french trolls! Écrit par sk | 02 février 2014 | ______________________________________

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